Réflexions Sur La Vieillesse



Une Société Privée De Ses Vieux Sages, Perd Le Sens De La Juste Mesure.

Selon Carl Gustav Jung, il y a perversion culturelle dès lors que les vieux se comportent comme les jeunes et pensent devoir les surpasser par leur ardeur au travail et par leurs performances.

Nous pouvons comparer les saisons à la vie humaine. 

Le printemps – l’enfance et la jeunesse seraient la vie en plein épanouissement. L’été – l’âge adulte – aurait ses jours ensoleillés. La vieillesse, quant à elle, serait l’automne, dans ce qu’il a de plus beau. L’automne, elle aussi a sa beauté, marquée par d’extraordinaires couleurs, par la douceur des rayons du soleil et par la fête des récoltes, un hommage aux précieux dons de la Création.

Tout au long de notre vie professionnelle, beaucoup de choses nous échappent. À l’automne de la vie, le temps est venu de contempler et d’apprécier, Au lieu d’agir, il suffit d’être là, tout simplement. Mais de même que l’automne renouvelle les dons de la Création, la vieillesse doit être le théâtre d’expériences nouvelles. Les personnes âgées, ainsi, peuvent s’adonner à des activités qu’elles n’ont jamais eu le temps de pratiquer auparavant.

A l’automne succède l’hiver. Lui aussi a sa beauté. Il est empli de paix et de silence. D’un paysage couvert de neige émane une magie particulière. L’art de bien vieillir consiste à imiter l’automne et l’hiver de façon à faire du premier une saison belle et féconde, du second une saison paisible et silencieuse, pénétrée de la chaleur de l’amour.

Que dire de la vie tant que l’on ignore ce que signifie vieillir, Or vieillir signifie, ceci :

« Aborder les années au gré des ans, être conscient du temps, cheminer avec le temps, vivre avec son temps, mais aussi contre son temps. Vieillir signifie : avancer et s’effacer, évoluer en restant fidèle à ce qu’on est en profondeur, transformer chaque infime parcelle d’expérience en Espérance. »

Vieillir, selon Carl Gustav Jung, c’est accepter la diminution de ses forces physiques et mentales, et tourner ses regards vers l’intérieur. C’est dans l’âme que gît la richesse de l’homme. La vieillesse nous exhorte à rentrer en nous-mêmes et à y découvrir le trésor de nos souvenirs, riche d’images et d’expériences vécues.

Le poète Hermann Hesse évoque les précieuses qualités de la vieillesse :

« Vieillir ne signifie pas seulement se dégrader et se flétrir la vieillesse possède, à l’instar de tous les âges de la vie, ses propres valeurs, sa magie, sa sagesse, sa tristesse et à l’époque où la culture était tant soit peu florissante, on lui témoignait avec raison une sorte de vénération, celle-là même que la jeunesse revendique aujourd’hui. Nous ne voulons pas en blâmer cette dernière, mais nous refusons de croire que les vieux ne valent rien. »

Sage est celui qui, en vieillissant, perce le mystère de la vie et comprend la sienne à la lumière de ce tout vivant. Accéder à la sagesse, ainsi, devient la mission première du grand âge. Le sage voit en profondeur, il voit ce qui relie les fragments de notre vie.

Cette aptitude à voir simultanément les contraires s’exprime dans la dernière parole du Christ sur la croix – « c’est achevé » (Jean 19-30) –

« Les choses et les événements de la vie terrestre perdent leur caractère prioritaire. La violence avec laquelle ils s’emparent de l’espace de nos pensées, du potentiel émotionnel de notre cœur s’estompe. Une grande partie de ce qui revêtait à nos yeux la plus grande importance devient dérisoire ; à l’inverse, ce que nous avions tenu pour insignifiant se dote d’une gravité et d’une luminosité accrues. »

La véritable acceptation de soi apparaît plus clairement avec l’âge.

Nombreux sont ceux qui s’acceptent tant qu’ils réussissent, tant qu’ils sont sollicités, aimés ou qu’ils se trouvent au centre de l’intérêt général. Mais dès lors qu’on ne leur prête plus guère attention, ils gémissent et se lamentent ; il apparaît alors clairement qu’ils ne se sont jamais acceptés. Ils ont bâti leur existence sur le regard, d’autrui et y ont puisé la conscience de leur propre valeur.

« C’est pourquoi nous ne faiblissons pas ; au contraire, même si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (Deuxième épître aux Corinthiens 4,16).

Il n’est de vieillesse réussie sans processus de deuil : l’homme doit faire son deuil de tout ce qui lui a été enlevé afin de découvrir en soi de nouvelles richesses. La contemplation du passé laisse toujours affleurer des sentiments de culpabilité. Nul ne saurait être sage, Qui ignore la nuit ; fatale, elle nous sépare sans bruit de notre entourage. 

Étranges soirs d’errance ! Solitaire est l’existence. L’autre demeure inconnu, La solitude est notre dû.

Nous sommes en perpétuelle fuite devant nous-mêmes, devant la rencontre avec nous-mêmes parce que, comme le dirait Erich Fromm, nous voulons toujours « Avoir » au lieu « d’Être » Seul celui qui se tourne vers l’intérieur et touche au plus profond de son Être peut accepter la solitude, à laquelle nous sommes tous, tôt ou tard dans la maladie ou dans la mort, tenus de nous soumettre. Au tréfonds de son âme, il trouve le repos et se sent protégé par Dieu. Nous devons considérer la solitude comme un bienfait, car c’est elle qui nous permet de pénétrer le fond des choses.

« Seul peut nous aider le voyage intérieur jusque dans les profondeurs de l’âme, là où, peut-être, nous pourrons percer le mystère de ce que nous appelons Dieu, l’origine cosmique de l’existence ou encore l’être-seul mystique. La dernière solitude, celle que nous inflige la mort, peut alors se muer en sérénité, en un oubli de soi auquel correspond peut-être le mieux le terme de délivrance. »

« La religion,
c’est ce que nous faisons de notre solitude. »

Le rapport que nous faisons de notre solitude. « Fait de nous des êtres véritablement pieux ou des individus dont la piété n’est qu’une façon de fuir la solitude, celle-là même à laquelle, au bout du compte, nul ne peut échapper. »

La mystique nous enseigne qu’un espace en nous abrite le mystère divin. Et l’on ne peut se sentir protégé que là où réside ce mystère. Lorsque j’entre en contact avec cet espace intérieur du silence, je me sens bien en moi-même ; ma solitude est métamorphosée.

À la fin de son évangile, Jean raconte comment Jésus enjoint à Pierre de renoncer à tout ce qu’il a fait jusqu’alors. Jésus dit à Pierre :

« En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas » (Jean 21, 18).

Cet homme si plein de vigueur doit, en vieillissant, renoncer à sa volonté propre. Désormais, il ne peut plus agir comme : il l’entend, de la façon qui lui a jusqu’alors paru juste. Il doit étendre les mains et se laisser faire.

Nous devons d’abord nous défaire de notre volonté propre, puis de notre action, de nous-mêmes, enfin de la vie. Pour les hommes vieux, maintes choses dont s’émeuvent les autres leur paraissent sans importance, car, au tréfonds de leur Être, ils ont déjà rejoint l’autre monde. Aussi leurs regards se tournent-ils toujours plus vers l’intérieur.

Le Taoïsme transmet une parabole qui nous enseigne ceci : 

Notre véritable valeur se fait jour après que nous avons pris congé de toutes les valeurs apparentes. Cette parabole relate l’histoire d’un charpentier et de son apprenti, lequel s’étonna à la vue d’un vieux chêne, gigantesque et noueux :

Le charpentier « dit à son apprenti : « Sais-tu pourquoi cet arbre est si gigantesque et si vieux ? » L’apprenti dit : « Non pourquoi ? »
Le charpentier répondit alors : « Parce qu’il est inutile. » S’il était utile, on l’aurait depuis longtemps abattu, scié et utilisé pour la fabrication de lits et de tables.
Mais comme il ne sert à rien, on l’a Laissé pousser. C’est pourquoi il est tellement grand à présent et que l’on peut reposer dans son ombre. »

Le combat et la lutte, éléments constitutifs de la première moitié de l’existence, cèdent ensuite la place au détachement.

Mais qui, en prenant de l’âge, est capable de se détacher de ses richesses, d’en faire don aux démunis ou de les léguer à ses enfants, accède à la liberté d’âme et découvre un aspect essentiel de sa nature humaine.

Celui qui fait de sa santé l’unique objet ses pensées s’interdit toute joie de vivre. S’acharnant à vouloir la conserver, il sombre dans l’angoisse. Celui qui idolâtre sa santé est taraudé par la peur incessante de la voir disparaitre.

Mais la vieillesse exige que nous puisions en nous-mêmes notre élan vital, au lieu de nous définir par rapport aux autres. N’ayant pas véritablement quitté l’enfance, on ne vit que par rapport et en réaction à l’autre, au lieu de vivre par soi-même. Si cet autre vient à disparaître, c’est pour ainsi dire le monde qui s’effondre ; on n’a plus personne à qui s’adapter, sur qui se régler ou dont, on puisse satisfaire les exigences – autant de choses qui, jusque-là, avaient en quelque sorte comblé l’existence.

La vieillesse exige de nous que nous apprenions à être seuls.

Le détachement de l’Être aimé me plonge dans une profonde solitude que je dois endurer afin d’accéder à moi-même et de découvrir ma propre existence. C’est alors seulement que je peux envisager une nouvelle relation.

Avec l’âge, l’exaltation amoureuse se transforme en tendresse. C’est alors que le don mutuel de plaisir et autres formes d’expression de la tendresse s’enrichissent d’une profondeur nouvelle.

Nous devons, en prenant de l’âge, nous défaire de notre ego – la tâche la plus ardue qui nous soit imposée. Les sages de toutes les religions nous disent la même chose : l’ego doit disparaître afin de laisser place à ce qui le dépasse. Se détacher de ses biens, de son pouvoir ou de sa santé revient toujours à se défaire de son ego. S’identifiant à ce qu’ils possèdent, d’aucuns n’atteignent jamais le tréfonds de leur Être.

Tout au long de notre existence, nous pouvons nous exercer à nous détacher de notre ego :

Par la méditation, l’amour, la prière. Ce n’est qu’en prenant de l’âge que nous comprenons la douloureuse signification du détachement de soi. La vie brise notre ego ; elle dissipe les illusions dont nous nous sommes bercés. Et il est de notre devoir, en dépit des souffrances qu’elle nous inflige, de la laisser faire.

Au lieu de nous lamenter lorsque nous perdons ce à quoi nous tenions, nous devrions y voir l’œuvre de Dieu et accueillir ce dernier comme notre ami, celui qui nous exhorte à renoncer à nous-mêmes. Qui se dégage de son ego n’est contraint de perdre ni ses relations ni son savoir, mais il cesse d’en faire dépendre sa valeur d’être humain.

S’abandonnant à Dieu, il devient un homme libre.

Or l’activité pour l’activité laisse place à un vide intérieur que Pascal a décrit en ces termes : « Rien n’est plus insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

Une vieillesse féconde requiert à la fois l’action, l’engagement pour autrui et la capacité à vivre dans la solitude, le silence et la paix. Disant en peu de mots le fond des choses, ces anciens sont d’une aide précieuse pour toute communauté, qu’il s’agisse de la famille, de la ville ou du pays tout entier.




Anselm Grün – Le Moine Thérapeute
Extraits « L’art de bien vieillir » Albin Michel -