La Mère D'Albert Camus Écrit À Michel Onfray


Catherine Camus, Alias David Brunat, Envoie Une Missive D'outre-tombe À Michel Onfray.


David Brunat est écrivain et conseiller en communication. Dans son livre, « Pamphlettres », il imagine que les célébrités ou les personnages historiques d'hier reviennent à la vie une plume à la main pour s'adresser à ceux qui font l'actualité aujourd'hui.



Cher Monsieur Michel,



Je vous envoie de l'au-delà cette lettre que vous lirez peut-être si vous en avez le temps. Je ne l'ai pas écrite moi-même car, si j'ai donné la vie à un futur prix Nobel de littérature, je n'ai pour ma part jamais appris à lire et à écrire. Il m'a donc fallu dicter ces mots, que vous lirez donc peut-être si vous les jugez dignes de l'être.


Je m'adresse à vous pour plusieurs raisons. La première est que vous avez toujours montré beaucoup d'estime et d'admiration pour mon Albert ; il paraît que vous avez même écrit un livre très élogieux sur lui ; et on m'a rapporté qu'un jour vous aviez déclaré dans une conférence qu'il était «un homme impeccable, un philosophe impeccable, un penseur impeccable». Vous aviez dit là toute la vérité! Je vous en suis reconnaissante.


Je m'adresse à vous aussi parce que vous êtes devenu, comme lui, un philosophe très célèbre, un symbole, une autorité pour la jeunesse. Parce que vous avez toujours été, comme lui, un homme libre. Et enfin parce qu'il a, comme vous, souvent parlé de cette monstruosité: le terrorisme.


Quant à moi, humble femme de ménage analphabète, si l'on se souvient un peu de ma pauvre personne si longtemps après ma mort, ce n'est pas seulement parce que j'ai donné la vie à un génie ; c'est également parce que mon fils a dit au moment où il recevait son prix Nobel: «J'ai toujours condamné la terreur, je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément, dans les rues d'Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.» Comme vous le voyez, c'était un bon fils en même temps qu'un honnête homme!


Albert pensait que rien au monde ne justifie qu'on jette des bombes dans les tramways, dans les salles de concert ou aux terrasses des cafés, même pas quand on est un terroriste avec du cœur comme ces anarchistes russes de l'époque des tsars, sur lesquels il a écrit une pièce de théâtre.


A l'époque, vous le savez bien, un terrorisme aveugle s'était abattu sur cette terre d'Algérie où je vivais et où il avait grandi. Lui qui aimait passionnément l'Algérie et la paix entre les hommes, il en fut très affecté. Des bombes explosaient, le sang coulait, des innocents perdaient la vie et il en ressentait une immense tristesse. Le mouvement terroriste s'appelait le FLN et tuait des innocents au nom de l'indépendance nationale, de la lutte contre le colonialisme et les valeurs de l'Occident. Albert pensait que rien au monde ne justifie qu'on jette des bombes dans les tramways, dans les salles de concert ou aux terrasses des cafés, même pas quand on est un terroriste avec du cœur comme ces anarchistes russes de l'époque des tsars, sur lesquels il a écrit une pièce de théâtre.


Il me disait souvent: «La seule solidarité indiscutable est la solidarité contre la mort» et je crois qu'il a écrit des choses semblables dans ses livres. Il avait en horreur l'injustice, la cruauté, le meurtre, le mépris de la vie humaine. Il aurait été submergé de tristesse au spectacle de ce que font les gens de Daech et il n'aurait pas aimé que les gens de Daech le citent dans leurs journaux de propagande.


Voyez-vous, pendant toute ma vie et depuis que j'ai rejoint le Bon Dieu, la date du 13 novembre a toujours été pour moi un souvenir merveilleux. C'est en effet un 13 novembre que je me suis mariée avec mon Lucien. Mais, pour la première fois en 2015, j'ai pleuré de chagrin et de rage ce jour-là.


Et je me suis dit que parmi les victimes du Bataclan et des terrasses, il y avait certainement des lecteurs de vos oeuvres (comme de celles de mon fils), des admirateurs de votre pensée et peut-être même des jeunes filles qui rêvaient à vous. Je crois qu'à votre place, les premières pensées et les premiers mots de mon Albert auraient été pour les victimes et pour leurs amis, leurs familles, leurs proches. Ces mots, peut-être les avez-vous prononcés, mais ceux qui les ont entendus n'ont pas été nombreux.


Comme vous, il était d'origine modeste. Mon mari, qu'il n'a pratiquement pas connu, était un ouvrier agricole comme le vôtre ; il travaillait dans la vigne, le labeur était dur et nous n'étions vraiment pas au large. Mais Albert, et vous le savez bien puisque vous connaissez tout de sa vie, n'a jamais eu de rancœur contre les bourgeois, contre le capitalisme, contre la justice de classe. Il n'avait pas de revanche à prendre, il n'en voulait pas à la société, il était juste reconnaissant de ce que la vie et ses maîtres, notamment son bon instituteur Louis Germain, lui avaient apporté.


«Les deux dangers contraires qui menacent tout artiste sont le ressentiment et la satisfaction», affirmait-il. Et je crois pouvoir dire, en tant que mère et femme, que mon Albert, doux et modeste, a toujours été épargné par ces deux dangers. C'était un homme affectueux et pacifique autant qu'un penseur très exigeant. Il savait que la philosophie signifie l'amour de la sagesse et donc aussi d'une certaine façon l'amour des autres, car on n'est jamais sage tout seul.


Je vous remercie infiniment de chérir la mémoire de mon fils et d'en avoir fait un de vos modèles. Albert a prouvé par sa vie et par son oeuvre que la tendresse, la bienveillance et l'humanité face à la barbarie et à la bêtise ne sont pas indignes d'un grand philosophe. Encore un effort, monsieur Michel, pour lui ressembler pleinement!


Au plaisir,



Signé: Catherine Hélène Sintès (1882-1960), devenue le 13 novembre 1909 la femme de Lucien Camus et le 7 novembre 1913 la mère d'Albert Camus. 




Figaro Vox, David Brunat 

2 décembre 2015