Un Avant-Goût Du Bonheur…



Malgré ses trente ans, Bertha Young avait des moments où elle éprouvait l'envie de courir plutôt que de marcher, d'esquisser des pas de danse en montant et en descendant du trottoir, de jouer au cerceau, de lancer quelque chose en l'air pour le reprendre au vol, de rester là à rire de rien, d'absolument rien. 
Comment faire si vous avez trente ans et que, en tournant le coin de votre rue, vous vous sentez pris tout à coup d'un sentiment de bonheur — un bonheur absolu — comme si vous aviez avalé un fragment lumineux du soleil de cette fin d'après-midi, qu'il vous brûlait jusqu'au tréfonds de votre être, et mitraillait d'une grêle de rayons chaque parcelle de vous-même, chaque doigt de la main et du pied?
Katherine Mansfield

Demandez À Plusieurs Personnes De Raconter Des Épisodes De « Parfait » Bonheur : 
Certaines parlent de moments de paix profonde ressentie dans un environnement naturel harmonieux, dans une forêt où filtrent des rayons de soleil, au sommet d'une montagne face à un vaste horizon, au bord d'un lac tranquille, lors d'une marche de nuit dans la neige sous un ciel étoile, etc. 
D'autres mentionnent un événement longtemps attendu : 

La réussite d'un examen, un triomphe sportif, la rencontre avec une personne qu'ils ont ardemment souhaité connaître, la naissance d'un enfant. 
D'autres enfin parlent d'un moment d'intimité paisible vécu en famille ou en compagnie d'un être cher, ou le fait d'avoir rendu quelqu'un heureux.
Il Semble Que Le Facteur Commun À Ces Expériences, Fertiles, Mais Fugitives, Soit La Disparition Momentanée De Conflits Intérieurs. 
La personne se sent en harmonie avec le monde qui l'entoure et avec elle-même.
Pour celui qui vit une telle expérience, comme de se promener dans un paysage enneigé, les points de référence habituels s'évanouissent : en dehors de l'acte simple de marcher, il n'attend rien de particulier. 
Il « est » simplement, ici et maintenant, libre et ouvert.
L'espace de quelques instants, les pensées du passé ne surgissent plus, les projets du futur n'encombrent plus l'esprit, et le moment présent est affranchi de toute construction mentale, Ce moment de répit durant lequel tout état d'urgence émotionnel disparaît est ressenti comme une paix profonde. 
Pour celui ou celle qui a atteint un but, achevé une œuvre, remporté une victoire, la tension longtemps présente cesse. 
Le lâcher-prise qui s'ensuit est ressenti comme un profond apaisement, libre de toute attente et de tout conflit.
Mais il ne s'agit là que d'une éclaircie éphémère provoquée par des circonstances particulières. On parle alors de moment magique, d'état de grâce. 
Pourtant, la différence entre ces instants de bonheur saisis au vol et la sérénité immuable, celle du sage par exemple, est aussi considérable que celle qui sépare le ciel entrevu par le chas d'une aiguille de l'étendue illimitée de l'espace. 
Ces deux états n'ont ni la même dimension, ni la même durée, ni la même profondeur.
Il est possible, toutefois, de tirer profit de ces instants fugitifs, ces répits dans nos luttes incessantes, dans la mesure où ils nous donnent une idée de ce que peut être la véritable plénitude et nous incitent à reconnaître les conditions qui la favorisent.
Extrait de 
« Plaidoyer pour le bonheur »
— Matthieu Ricard —