De La Naissance…


Défaire, Dé-Créer, Est La Seule Tâche Que L’homme Puisse S’assigner, S’il Aspire, Comme Tout L’indique, À Se Distinguer Du Créateur.

Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m'oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l'équilibre du monde.

Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père.

En règle générale, les hommes attendent la déception : ils savent qu'ils ne doivent pas s'impatienter, qu'elle viendra tôt ou tard, qu'elle leur accordera les délais nécessaires pour qu'ils puissent se livrer à leurs entreprises du moment. 

Il en va autrement du détrompé : pour lui, elle survient en même temps que l'acte; il n'a pas besoin de la guetter, elle est présente. 

En s'affranchissant de la succession, il a dévoré le possible et rendu le futur superflu. « Je ne puis vous rencontrer dans votre avenir, dit-il aux autres. Nous n'avons pas un seul instant qui nous soit commun. » C'est que pour lui l'ensemble de l'avenir est déjà là.

Lorsqu'on aperçoit la fin dans le commencement, on va plus vite que le temps. L'illumination, déception foudroyante, dispense une certitude qui transforme le détrompé en délivré.

Je me délie des apparences et m'y empêtre néanmoins; ou plutôt : je suis à mi-chemin entre ces apparences et cela qui les infirme, cela qui n'a ni nom ni contenu, cela qui Est rien et qui Est tout. 

Le pas décisif hors d'elles, je ne le franchirai jamais. 

Ma nature m'oblige à flotter, à m'éterniser dans l'équivoque, et si je tâchais de trancher dans un sens ou dans l'autre, je périrais par mon salut.

Ma faculté d'être déçu dépasse l'entendement. C'est elle qui me fait comprendre le Bouddha, mais c'est elle aussi qui m'empêche de le suivre.

Ce sur quoi nous ne pouvons plus nous apitoyer ne compte et n'existe plus. On s'aperçoit pourquoi notre passé cesse si vite de nous appartenir pour prendre figure d'histoire, de quelque chose qui ne regarde plus personne.

Au plus profond de soi, aspirer à être aussi dépossédé, aussi lamentable que Dieu.

Le vrai contact entre les Êtres ne s'établit que par la présence muette, par l'apparente non — communication, par l'échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.

Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d'un long, d'un superflu travail de vérification...

Que tout soit dépourvu de consistance, de fondement, de justification, j'en suis d'ordinaire si assuré, que, celui qui oserait me contredire, fût-il l'homme que j'estime le plus, m'apparaîtrait comme un charlatan ou un abruti.

Dès l'enfance, je percevais l'écoulement des heures, indépendantes de toute référence, de tout acte et de tout événement, la disjonction du temps de ce qui n'était pas lui, son existence autonome, son statut particulier, son empire, sa tyrannie. 

Je me rappelle on ne peut plus clairement cet après-midi où, pour la première fois, en face de l'univers vacant, je n'étais plus que fuite d'instants rebelles à remplir encore leur fonction propre. 

Le temps se décollait de l'être à mes dépens.

À la différence de Job, je n'ai pas maudit le jour de ma naissance; les autres jours en revanche, je les ai tous couverts d'anathèmes...

Si la mort n'avait que des côtés négatifs, mourir serait un acte impraticable.

Tout Est; Rien N'est.

L'une et l'autre formule apportent une égale sérénité. L'anxieux, pour son malheur, reste entre les deux, tremblant et perplexe, toujours à la merci d'une nuance, incapable de s'établir dans la sécurité de l'Être ou de l'absence d'Être.

Extrait « De L’inconvénient D’être Né »

— Emil Cioran —